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William Roughead, père biologique du ''True Crime''

Cet austère écossais abonné aux best-sellers pratiquait le doute comme une vertu. Et savait penser contre lui-même. Un maître.

 

Dans la livraison de la New York Revue of Books du 24 juin 1999, l’écrivain Joyce Carol Oates fait remonter l’origine du genre, du moins dans la sphère anglo-saxonne, au travail compulsif d’un certain William Roughead (1870 – 1952), un nom prédestiné pour ce sévère juriste écossais, calviniste en diable si l’on peut dire, qui finit par délaisser son métier et se consacrer exclusivement au True crime. D’après Oates l’influence exercée par Roughead sur le genre fut rien moins que "très importante et depuis son époque, le True crime est devenu une matière florissante”. Essayiste aussi bien qu’expert en sciences légales, Roughead devait signer une palanquée d’ouvrages de 1901 à 1946, des bouquins aux titres évocateurs (The Fatal Countess and Other Studies, 1924; The Enjoyment of Murder, 1938 ou The Murderer’s Companion, 1941 – ces deux derniers constituant en réalité des anthologies, essentiellement à destination du public américain), consacrés aux plus retentissants procès criminels de son époque.

Le cas Jessie King

D’après les – trop – rares éléments disponibles, Roughead aurait contracté le virus du crime en 1889 à l’âge de 19 ans, alors qu’il faisait encore ses armes au sein de l’étude Maclaren & Traquair en suivant le procès d’une certaine Jessie King, blanchisseuse de son état et, accessoirement, ''baby-farmer'' (littéralement ''cultivatrice d’enfants''). Le cas avait de quoi ouvrir l’appétit d’un apprenti criminologue : lorsqu’une jeune femme de Stockbridge, un faubourg du nord d’Edimbourgh, ne pouvait élever son enfant (par pauvreté, parce qu’elle le rejetait ou s’il avait été enfanté d’un viol), elle le confiait à Jessie, dont la réputation pour faire disparaître nouveaux – nés et bébés n’était plus à faire. Jessie fut finalement arrêtée et si la police la suspectait d’avoir fait passer de vie à trépas davantage de gosses que le petit Alexander Gunn (1 an) et Violet Thompson (un bébé de quelques mois) - les deux seules victimes qu'elle fut reconnue coupable d'avoir assassinées - les preuves manquèrent, ce qui n’empêcha pas le jury d’expédier l’infanticide à la potence de la prison de Calton le lundi 11 mars 1889 (elle devait être la première femme pendue en Ecosse depuis 1862 et la dernière avant 1923). Roughead raconta l’histoire, assortie de ses commentaires pointus, dans un texte sobrement intitulé "My First Murder: Featuring Jessie King", publié dans le recueil In Queer Street en 1932.


''L’incarnation vivante de l’attitude calviniste face au Mal"

Roughead n’était pas seulement passionné par le crime. Il adorait en explorer les arcanes psychologiques, un objet de spéculations dans chacun des criminal cases qu’il suivit. Son empathie envers les assassins, en revanche, s’arrêtait le plus souvent à la porte de la salle d’audience. Criminels d’habitude, femmes publiques poussées à l’homicide, mendiants, amants jaloux : ils pouvaient lui fournir le motif de digressions sur l’âme humaine mais son style laissait peu de place à la compassion, ce qui devrait faire dire au dramaturge James Bridie que Roughead était la "plus formidable incarnation vivante de l’attitude calviniste face au Mal" – un compliment ? Pour se montrer sévère dans ses opinions sur les criminels, Roughead réchauffait en son sein un franc refus de l’injustice, même lorsque les faits et les préjugés de l’époque paraissaient accabler un accusé. C’était le cas d’Oscar Slater (1872 – 1948). Né Oscar Leschziner à Oppel, en Haute-Silésie, dans une famille juive, Slater n’avait rien pour susciter la sympathie de Roughead : se disant prof de gymnastique, dentiste ou négociant en pierres précieuses, la police le connaissait surtout comme un petit maquereau de basse envergure et un receleur. C’est donc presque naturellement que la police de Glasgow lui mit la main au collet après l’assassinat – elle fut battue à mort et délestée de ses bijoux – de Marion Gilchrist une vieille dame de 83 ans, en décembre 1908. Slater n’était-il pas voisin de la victime ? N’avait-il pas essayé de vendre des bijoux après le gérontocide ? N’avait-il pas été vaguement reconnu par un témoin ? Cela parut suffire pour le condamner à la peine capitale, une sentence bientôt commuée en emprisonnement à vie en 1909.


Il fait libérer un innocent après 19 ans de prison

Roughead couvrit le procès de l’émigré et en tira un premier ouvrage où il se pinçait le nez devant le travail inabouti de la police et la faiblesse des charges qui pesaient sur Slater. Parmi les éléments les plus frappants : la parade d’identification du suspect à l’époque des faits, au cours de laquelle Slater avait été présenté à un témoin en compagnie de… neuf policiers en congés. Avec d’autres plumes célèbres, comme Sir Arthur Conan Doyle, auteur d’un ''The Case of Oscar Slater'' (1912) qui partageait les vues de Roughead sur l’innocence de Slater, l’Ecossais publia trois autres éditions de son livre, chacune d’elles enrichie de nouveaux éléments à décharge… Jusqu’à ce qu’un nouveau procès soit ordonné en 1927 devant la nouvellement établie Cour d’appel criminel d’Ecosse. A l’issue du procès, Slater fut jugé innocent et reçut 6000 livres (331.000 de nos euros environ) en dédommagement des dix-neuf années passées dans les geôles de Peterhead Prison (pour une vision panoramique de l’affaire : l’excellente page Murderpédia).


Son premier fan ? Franklin Roosevelt

Pendant près de soixante ans, Roughead moissonna donc à peu près toutes les affaires criminelles de quelque importance jugées par la High Court of Justiciary d’Edimbourgh. Il en livra les récits à la Juridical review – une revue de droit écossaise – avant leur publication en volumes, jusqu’à devenir une sorte de père fondateur du genre dans les pays anglo-saxons où sa renommée ne tarda pas à franchir le mur d’Hadrien puis l’Atlantique. Parmi ses plus grands fans, Roughead compta l’écrivain Henry James, son compatriote écossais John Buchan (gouverneur général du Canada et auteur) et Franklin Delano Roosevelt himself, dont la légende raconte que sa collection perso des morceaux choisis de Roughead ne quittait pas les étagères de la Maison Blanche. Le travail accompli par le recte Ecossais, la fama qu’il conquît auprès d’un public grandissant – il avait, dit-on, un banc réservé à son nom au tribunal – ne lui valut pas seulement honneurs et éloges. D’après ''Oblique Intention'', le blog tenu par un prof de droit pénal à l’Université de Glasgow, les bouquins de Roughead furent à l’origine d’ "un phénomène majeur dans le monde de l’édition au cours de la première moitié du XXème siècle" et poussèrent de nombreux éditeurs à investir la matière du True crime. Comme souvent, Roughead est en France un parfait inconnu et l’on attend avec impatience qu’une maison d’édition un tant soit peu sérieuse s’empare de ses écrits en mettant ses pas dans ceux de la New York Review of Books. En 2000, elle a été à l’origine de la publication de Classic Crimes, un recueil de ses textes dans lequel le New York Times a reconnu l’indispensable pierre angulaire de toute bibliothèque criminelle qui se respecte.

So ?


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