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Dans les rues de Baltimore, act. I

Combien pèse un chef-d'oeuvre ? Un an d'enquête et neuf cents pages. Retour sur le masterpiece de David Simon, écrit lorsque l'auteur n'avait pas trente ans.
 

Encensé pour avoir créé les séries-culte The Wire et Treme, on avait oublié que David Simon a d’abord été un jeune journaliste spécialiste des faits divers au quotidien le Baltimore Sun. De cette expérience, il a tiré Baltimore, livre-fleuve sur une année passée au sein de la brigade des homicides de la capitale du Maryland, qui truste haut la main les premières places du podium de la criminalité aux Etats-Unis. Homicide : A Year on The Killing Streets n’est pas le premier bouquin d’un journaliste embedded dans les forces de police d’une mégalopole américaine - on se souvient notamment de Homicide Special, sur le Los Angeles Police Department, de Miles Corwin (dispo en poche chez Points-Policiers). Mais cette fois, les lois du genre volent en éclats sous un style, un rythme, un souffle qu’on n’a pas eu l’occasion de lire depuis des lustres.


Aux sources du Bien et du Mal

Pavé de près de 950 pages, Baltimore prend sa source dans une interrogation renouvelée à chaque page sur la nature du Bien, celle du Mal, et sur la zone grise qui sépare ces deux notions, une sorte de Purgatoire où la morale erre dans les arrière-cours des "prospects", autour du cadavre de Latonya Wallace, "l’Ange Réservoir Hills", une bonne élève de dix ans violée et assassinée ; dans le crâne du truculent et so dark Sgt Supervisor McLearney, dans celui de Tom Pellegrini et du detective Edgerton, black new-yorkais de bonne famille féru de jazz et toujours en retard ; dans le regard éteint de l’officier Gene Cassidy, aveugle après deux tirs de calibre .38 en plein visage ; dans les gestes et les mensonges des accusés, petits dealers et fausses prêtresses vaudou qui se succèdent à la table des interrogatoires du Central, le commissariat.


On se frotte les yeux

David Simon fait mouche à tous les coups grâce à la construction millimétrée d’un récit au jour le jour, teinté d'un lyrisme viril et désenchanté – les dialogues entre flics sont saisissants de véracité – qui irrigue un quotidien de crime, de violence et de sang. Là où les quelques journalistes français qui se sont essayés au genre se sont brisé les chicots sur la proximité avec leur sujet (un ou deux bouquins très oubliables du genre "Un mois avec la Crim’ à Paris", où les flics sont encensés et tout va bien dans le meilleur des mondes policiers), l’empathie de David Simon pour ces poulets baignant dans l’horreur (trois homicides tous les deux jours en moyenne) ne cède jamais le pas aux faits bruts, aux dates, aux heures, aux crises de conscience des intéressés, à leurs combines pour multiplier les heures supp’ ou à une réflexion solide et étayée sur le système judiciaire américain. Le tout, servi par une plume d’une virtuosité telle qu’on se frotte les yeux : l’auteur avait-il réellement 27 ans quand il a écrit Baltimore ? Ce qui soulève à une autre question liée à la chronologie : comment les éditeurs français ont-ils pu attendre vingt-et-un ans (il est paru en 2009 chez Sonatine) pour traduire ce diamant noir, inégalable Graal du genre ?




Baltimore, David Simon (trad. Héloïse Esquié), Sonatine, 936 pages, 23 euros.








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