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Dans les rues de Baltimore, II. Une leçon de journalisme

Le chef-d'oeuvre de David Simon n’est pas seulement un livre magistral. C’est aussi une leçon de journalisme à étudier dans toutes les écoles.

 

Les post-face et autres notes de l’auteur, tout le monde est d’accord : ça peut rebuter. Dans la plupart des cas, rien à se mettre sous la dent hormis quelques pages d’autopromotion ou un addendum déguisé parce que l’auteur s’est rendu compte un peu tard qu’il avait oublié deux ou trois petits trucs en chemin et que l’éditeur ne voulait pas payer des frais supplémentaires de fabrication. Mais ça, c’était avant Baltimore. Pour tout journaliste digne de ce nom, les quelques dizaines de pages qui concluent l’édition française du bouquin révèlent tout bonnement un "Discours de la Méthode façon David Simon" qui résonne comme une magistrale leçon de journalisme.


Le travail de David Simon, behind the curtain


Après avoir suivi la brigade des homicides du BPD (Baltimore Police Department, pour les nuls) David Simon dixit (dans une note rédigée au moment de la parution US du livre, en 1991, et reproduite in extenso à la fin du tome) : "Ce livre est un travail de journalisme". De journalisme à l’anglo-saxonne, s’entend. Et ça fait toute la différence. Laissons la parole à l’intéressé (cette fois dans 'Post-mortem", une note ajoutée à l’appareil critique de Baltimore en 2006) :


"Jour après jour, sous le regard méfiant des inspecteurs, j’ai rempli des carnets de ce qui me semblait un flot frénétique de citations, de détails d’enquête, de renseignements biographiques et d’impressions générales".


OK, répondra le béotien. Il a fait son job de journaleux, quoi. Mais qui connaît un tant soit peu les arrière-cuisines du boulot devine rapidement, à la lecture, que David Simon est allé bien au-delà de son travail. D’abord grâce à son style, virevoltant. Ensuite – et surtout – grâce à un engagement total de l’auteur, au centre d’une construction panoptique, presque doué d’ubiquité, et pourtant totalement effacé derrière son sujet. Vous jugez cette dernière phrase boursouflée, prétentieuse et absconse ? Vous n’avez pas tort. Passons aux travaux pratiques.


Ubiquitus au pays du crime


"David Simon prétend n’avoir rien inventé… Dans ce cas, comment peut-il tartiner de longs passages sur les pensées de tel ou tel inspecteur puisque, manifestement, il ne se trouvait pas dans sa tête ?" Remarque pertinente. A plusieurs reprises dans le bouquin, l’auteur opère des digressions sur les sentiments – rarement joyeux – qui occupent l’esprit de plusieurs de ses personnages. Comment est-ce possible ? En clair : n’a-t-il pas truffé son récit d’extrapolations psychologisantes ? Et bien non, trois fois non. Lui-même décrit clairement sa méthode dans un lumineux passage qui nous semble devoir être reproduit in extenso :


"La plupart des dialogues dans ce récit – peut-être 90% – proviennent de scènes et de conversations auxquelles j’ai personnellement assisté. Dans quelques cas, cependant, des évènements importants se sont produits à des heures où je ne travaillais ou pendant que j’étais en train d’observer les activités d’autres inspecteurs. Dans ces cas-là, j’ai bien pris soin de ne pas utiliser de citations directes sur de longs passages, et je n’ai essayé d’utiliser que des citations dont les inspecteurs se souvenaient précisément. Et lorsque les pensées d’un inspecteur sont rapportées [c’est nous qui soulignons], il ne s’agit pas de simples présomptions : à chaque occurrence, les actions qui se sont ensuivies ont rendu ces pensées apparentes, ou j’ai discuté après coup avec la personne concernée. Et en revoyant le texte avec les inspecteurs, j’ai tâché de m’assurer que leurs pensées avaient été retranscrites avec la plus grande fidélité possible."


Et voilà le travail, a-t-on envie de dire. Un travail colossal, un boulot de titan consigné dans les centaines de carnets usés sur les scènes de crime, dans les bars fréquentés par les sujets de Simon, au Central, avec eux, et dont le contenu est ordonné avec un soin et une minutie qui font de Baltimore un chef-d’œuvre de construction.


Une certaine forme de génie ? Oh que oui.


Bien entendu, ce genre d’enquête n’est possible qu’aux Etats-Unis, dans un pays où un journaliste même pas confirmé peut être autorisé à suivre la crème des enquêteurs d’une brigade criminelle en tant que "stagiaire de la police" et dont on respectera le travail au point de n’exiger aucune correction, aucun amendement que de pure forme. Mais qu’on se le dise : ces facilités offertes par la mentalité si particulière de l’Oncle Sam envers sa presse ne suffisent pas à expliquer le choc produit par Baltimore. C’est d’autre chose dont il est question dans ces lignes. D’un immense talent de conteur. D’une empathie distanciée avec le sujet. D’une œuvre où la rigueur et la déontologie ne s’effacent jamais devant les besoins du récit. On a envie de dire : d’une certaine forme de génie.


Baltimore, David Simon (trad. Héloïse Esquié), Sonatine, 936 pages, 23 euros.


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