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Jack l'éventé, affaire classée


 

Véritable manuel d’approximatologie ce livre a coûté quelques millions de dollars à Patricia Cornwell, la reine botoxée du polar médico-légal.

 


Autant l’avouer, je ne suis jamais parvenu à rentrer dans une intrigue de Patricia Cornwell. Pas faute d’avoir essayé. Ma dernière tentative remonte au Havre des Morts, dont la couverture flashy m’avait suggéré de tenter une nouvelle fois l’expérience : plonger au cœur des ténèbres en compagnie de la reine botoxée du polar médico-légal. Las. Trop bruyant. Au bout de deux pages, une porte d’armoire claquait déjà "comme un coup de feu".

Mais la lecture de Jack l’Eventreur, Affaire Classée – Portrait d’un Tueur me promettait une nouvelle aube. D’abord parce qu’il s'agissait de True crime. Ensuite parce que cette fois, l’auteur allait, promis-juré, mettre son art au service de la vérité. Enfin, parce que la couverture de l’ouvrage, à l’américaine avec titre en relief et plein de rouge partout me comblait d’aise. Je dois le confesser, je pensais naïvement qu’un mauvais auteur de thriller peut être un excellent enquêteur. Patatras. "En refermant le livre, j’avais sombré dans d’inquiétants abîmes d’angoisse" comme on dit dans les romans de Cornwell. Explications.


La thèse de Cornwell : le méchant peintre au zizi déformé



La thèse de Patricia Cornwell est fort simple : Jack l’Eventreur ne serait autre que Walter Richard Sickert (1860 – 1942), peintre postimpressionniste excentrique, élève de Whistler et très influencé par Degas. Des preuves ? Dame Patricia n’en manque pas.

Primo : Sickert n’était pas gentil avec son épouse. Secundo : il a peint des scènes équivoques, dont Jack The Ripper’s Bedroom, une toile représentant la chambre à coucher de l’Eventreur. Tertio : enfant, il subi une opération du pénis et ce traumatisme l’aurait conduit à égorger, mutiler et profaner les corps de cinq malheureuses prostituées vingt-cinq ans plus tard, dans le quartier londonien brumeux et sordide de Whitechapel.

Notons en préambule que la thèse de la culpabilité de Sickert n’a rien de nouveau puisqu’elle avait déjà été développée en 1976 dans Jack the Ripper : The Final Solution, un livre de Stephen Knight selon lequel Sickert aurait été le complice de l’Eventreur et dans Sickert and the Ripper Crimes de Jean Overton Fuller (1990), qui faisait de Sickert l’assassin – deux points de vue que les ripperologues ont démonté depuis, mais passons.

D’après le battage médiatique qui accompagna la sortie du livre de Patricia en 2002 chez Putnam aux Etats-Unis, l’auteure à succès aurait claqué une partie de ses économies (six millions de dollars tout de même) pour les besoins de son enquête, achetant pas moins de trente-et-une toiles de Sickert et pratiquant des dizaines d’analyses – dont certaines auraient carrément détérioré les toiles - ce que dément vigoureusement l'intéressée. Au terme de ce travail de titan, ses conclusions sont claires : les expertises ADN sur les lettres signées "Jack The Ripper" montrent que Sickert pouvait être l’assassin. Du reste, il a écrit la majorité de ces lettres sur du papier qu’il utilisait par ailleurs pour sa propre correspondance. Bang, boum, bam : affaire classée. Sauf que.


Affaire pas classée du tout

Walter Sickert a une tête bizarre, d'accord. Mais l'Eventreur ?

Pour les animateurs de l’excellent site Casebook , intégralement consacré à Jack L’Eventreur, les "preuves" avancées par Patricia Cornwell sont rien moins que "malheureusement très imprécises". Indeed.

D’abord, les lettres attribuées à l’Eventreur (et donc, selon Cornwell, à Sickert puisqu’ils ne font qu’un) sont pour la plupart des hoaxes, c’est-à-dire des canulars. Deux femmes ont d’ailleurs été inculpées pour avoir écrit deux de ces lettres, une certaine Maria Coroner (ça ne s’invente pas) et une dame Miriam Howells (ce que Patricia Cornwell se garde bien de mentionner). Ensuite, les liens entre l’ADN mitochondrial de Sickert et celui retrouvé sur une lettre analysée (qui, soit dit en passant, n’est pas considérée comme une lettre authentique de l’Eventreur par les spécialistes) prouve seulement que la personne qui a laissé cette trace d’ADN "ne peut être éliminée du pourcentage de la population anglaise dont l’empreinte génétique pourrait correspondre". Bang.

Quant à l’ADN de Sickert, il n’existe plus, le bon peintre ayant opté pour la crémation après sa mort. Boum.

L’existence d’une fistule du pénis dont aurait souffert Sickert dans sa plus tendre enfance (un thème qui inspire visiblement Cornwell, laquelle en tartine des pages) n’est pas alléguée non plus. Il semblerait en réalité que le peintre ait eu à subir plusieurs opérations en raison d’une fistule anale - comme le bon roi Louis XIV. Son impuissance alléguée par Cornwell relèverait également de conclusions pour le moins hâtives puisque Sickert a multiplié les relations tout au long de sa vie et comptait probablement une fameuse flopée d'enfants illégitimes.

Badaboum.



"Oui-Oui mène l’enquête"

On continue ? Non. Parce que tout le bouquin est l’avenant. Soyons clair : Walter Richard Sickert est peut-être coupable. Mais la démonstration de Cornwell ne permet absolument pas de se faire une idée sur la question. A la fois traité d’approximatologie, manuel de psychologie pour les nuls et récit façon "Oui-Oui mène l’enquête", il s’embourbe, patine, dérape sans que l’auteur, visiblement d’une bonne foi confinant à la stupidité, ne songe à relire les idioties qu’elle écrit. Petit florilège.



Page 106 : "Si une partie de l’anatomie de Sickert symbolisait à elle seule tout son être, ce n’était pas son pénis difforme. C’était ses yeux. Il regardait".


Page 109 : "Peut-être n’était-il pas à Londres ce soir-là, même si aucun élément ne prouve qu’il ne s’y trouvait pas".


Page 233 : "Si je ne possède aucune preuve indiquant que Sickert misait sur les courses de chevaux, je n’ai aucun élément permettant d’affirmer le contraire".


Page 422 : "A l’âge de 80 ans, Sickert commença à s’autodétruire, comme un circuit électrique en surtension sans coupe-circuit".


Ne manque qu’un schéma : Patricia Cornwell vous doit plus que la lumière.

Peut-être ou peut-être pas, that is the question


Jusque-là, on rit bien. Ce qui se révèle en revanche franchement pénible, ce n’est pas tant que l’auteure torde les faits pour écarter d’un revers de manche d’autres suspects autrement plus sérieux que Sickert (comme Montague John Druitt, jeune avocat dont le suicide dans la Tamise sonnera la fin des assassinats, par exemple). Ce ne sont pas non plus ses abstruses comparaisons entre les connaissances en médecine légale du Londres de 1888 et celles d’un labo de Virginie en 2000. Ce ne sont toujours pas ses vues sur le crime (visiblement exclusivement commis par hommes sur des femmes, jamais l’inverse, comme le montre un long et indigeste passage page 147). Ce n’est pas davantage l’évocation de la piste de Sir William Gull, médecin de la reine Victoria, une théorie "avancée dans les années 1870" alors que les premiers crimes sont commis... en 1888 !

Ce qui est vraiment gênant serait plutôt cette infernale propension au peut-êtrisme, une sorte de théorème du doute érigé en preuve… par l’absence de preuve. Reflorilège (et après, on arrête, promis).


Page 344 : "Sickert a peut-être logé dans cette pension, peut-être pas".


Page 352 : "Je n’ai aucune preuve ni dans un sans, ni dans l’autre".



"Peut-être", "sans doute", "probablement"… Faut voir, quoi. Une profession de doute que l’auteur elle-même, en proie à un furieux accès de lucidité, résume page 242 : "La vérité, c’est qu’on ne connaît pas la vérité".


Ooooh, Patricia…

Jack l’Eventreur, Affaire Classée – Portrait d’un Tueur, Patricia Cornwell , éditions des Deux Terres, 448 pages, 22,50 euros.

(c) Photo : NYTimes


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